Donut et CARE : deux lectures du monde hors limites
En 2017, l’économiste britannique Kate Raworth publiait Doughnut Economics : Seven Ways to Think Like a 21st Century Economist.
Son intuition : tracer un espace sûr et juste pour l’humanité — un Donut dont l’anneau représente la zone de soutenabilité entre un plancher social (les besoins essentiels) et un plafond écologique (les limites planétaires).
Trop d’inégalités ? On tombe au centre du trou. Trop d’exploitation des ressources ? On déborde du cercle.
L’image a fait le tour du monde. Des villes comme Amsterdam, Copenhague ou Bruxelles s’en sont inspirées pour redéfinir leurs politiques publiques.
Mais jusqu’ici, la métaphore restait plus politique qu’opérationnelle.
Huit ans plus tard, Kate Raworth et Andrew L. Fanning publient dans Nature (2 octobre 2025) une version renouvelée :
« Doughnut of Social and Planetary Boundaries Monitors a World Out of Balance. »
C’est la troisième itération du modèle.
Cette fois, le Donut devient un instrument de suivi quantitatif :
- 21 dimensions,
- 35 indicateurs,
- une série temporelle 2000-2022.
Au programme :
- Le Donut 2025 : la science des limites comme cadre de mesure
- Les limites du modèle : la boussole sans gouvernail
- La comptabilité CARE : de la science des limites à la gestion des limites
- Du diagnostic global à la méthode locale
- Pour une écologie des comptes
Le Donut 2025 : la science des limites comme cadre de mesure
L’étude signée Fanning & Raworth rassemble deux décennies de données pour évaluer la trajectoire du monde vers un objectif :
vivre bien pour tous, dans les limites de la planète.
🔹 Des progrès sociaux… trop lents
- Le PIB mondial a plus que doublé depuis 2000.
- Pourtant, 35 % de la population mondiale, soit près de 3 milliards de personnes, vivent encore sous le plancher social.
- Les privations les plus graves : corruption perçue (75 % des habitants), inégalités de revenus, et manque de cohésion sociale.
- Les avancées : accès à l’électricité (-13 pts), couverture santé (-51 pts), connexion Internet (-56 pts).
🔹 Une dégradation écologique alarmante
- 6 des 9 limites planétaires sont désormais franchies.
- Le dépassement médian du plafond écologique atteint +96 % en 2022 (contre 75 % en 2000).
- Les plus fortes transgressions concernent :
- la pollution chimique (+3 174 % au-delà du seuil),
- la disparition des espèces (900 % au-delà),
- les flux de phosphore (+273 %) et d’azote (+212 %).
- Seule la couche d’ozone reste stable, proche du niveau de sécurité.
🔹 Des inégalités écologiques flagrantes
L’équipe distingue trois groupes de pays :


Autrement dit : les plus riches détruisent la planète, les plus pauvres en subissent les manques.
🔹 Un outil de suivi global
La nouveauté du Donut 2025, c’est sa dynamique temporelle : il devient un moniteur annuel de la santé sociale et écologique du monde.
Fanning & Raworth en tirent une leçon simple :
Pour revenir dans la zone sûre, il faudrait multiplier par 5 la vitesse de réduction des privations humaines,
et inverser deux fois plus vite la tendance écologique avant 2050.
Une ambition hors de portée du modèle économique actuel.
Les limites du modèle : la boussole sans gouvernail
Dès 2023, la Chaire de comptabilité écologique (CARE) publiait une note critique signée Victor Counillon et Clément Morlat, intitulée :
Analyse critique de la théorie du Doughnut dans une perspective d’écologisation des organisations et d’outil d’aide au pilotage de la transition.
Leur diagnostic reste d’une actualité frappante.
Selon eux, le Donut souffre de trois impasses :
1️⃣ Ambiguïté ontologique
Raworth adopte tour à tour un vocabulaire anthropocentrique, écocentrique ou relationnel, sans cohérence d’ensemble.
La nature y est tantôt “ressource”, tantôt “membre de la famille”, mais toujours mise au service de l’humanité.
En prétendant dépasser l’anthropocentrisme, le Donut le reconduit :
il pense encore le monde comme un cadre d’action “pour nous”.
2️⃣ Séparation du global et du local
Le Donut est conçu pour la planète entière, pas pour des organisations.
Même le Doughnut Economics Action Lab (DEAL) déconseille toute déclinaison en entreprise :
“There is no company doughnut.”
Autrement dit, impossible de passer du cercle global au plan comptable.
3️⃣ Non-opérationnalité managériale
La théorie du Donut renvoie aux métriques “vivantes” (B-Corp, MultiCapital Scorecard…), sans aborder la question essentielle :
comment inscrire la préservation des entités écologiques dans la comptabilité ?
Et le Donut 2025 change-t-il la donne ?
Pas vraiment.
- Il affine la mesure, mais ne change pas la nature de ce qui est mesuré.
- Il reste un tableau de bord macro-planétaire, sans articulation avec les structures économiques.
- Sa force est visuelle ; sa faiblesse, institutionnelle.
Le Donut 2025 observe, il ne transforme pas.
Comme le résument Counillon & Morlat :
“ Le doughnut est une “boussole” ayant vocation à remplacer la croissance du PIB comme objectif global, pas un outil opérationnel.”
La comptabilité CARE : de la science des limites à la gestion des limites
Face à ce constat, la comptabilité CARE — Comprehensive Accounting in Respect of Ecology — propose un changement de registre :
Faire de la préservation écologique non plus un objectif moral, mais une obligation comptable.
Développée par Jacques Richard et Alexandre Rambaud, prolongée par la Chaire de comptabilité écologique, CARE cherche à intégrer les entités vivantes dans la comptabilité.
Non plus comme “externalités”, mais comme capitaux à préserver.
🔹 Le principe de la comptabilité CARE
Chaque organisation identifie les entités environnementales et humaines qu’elle mobilise :
une rivière, un sol, une forêt, un collectif de salariés, etc.
Ces entités deviennent des capitaux inscrits au bilan, évalués selon leur état de préservation.
Quand une activité les dégrade, elle génère une dette écologique ;
quand elle les régénère, elle rembourse cette dette.
Ainsi, la logique n’est plus :
“Que produit-on ?”
mais
“Dans quel état laissons-nous ce qui nous fait produire ?”
🔹 Du plafond au seuil
Là où le Donut trace un plafond à ne pas dépasser, CARE trace un seuil à maintenir : le bon état écologique.
C’est un changement radical : passer d’une logique de résultats ex post à une logique de préservation ex ante.
🔹 Trois capitaux, un seul langage
CARE réunit trois dimensions :
- Capital naturel : entités environnementales à préserver (eau, sol, climat, biodiversité).
- Capital humain : conditions de santé, économique, d’identité professionnelle.
- Capital financier : moyens monétaires.
Tous sont mesurés dans le même langage comptable : le coût de préservation du bon état.
Ce n’est plus un indicateur, c’est un système d’obligation :
on ne peut pas distribuer de dividendes si la dette envers le vivant n’est pas remboursée.
Du diagnostic global à la méthode locale
Le Donut et CARE ne s’opposent pas : ils se situent sur deux échelles de transformation.

En d’autres termes :
Le Donut cartographie la dérive,
La comptabilité CARE construit la gouvernance pour en sortir.
Le premier mesure le déséquilibre,
le second institutionnalise la responsabilité.
Pour une écologie des comptes
La publication du Donut 2025 dans Nature marque une étape scientifique majeure :
elle rend visible l’écart entre croissance économique et santé planétaire.
Mais elle confirme aussi une évidence : tant que la comptabilité reste aveugle au vivant, les chiffres de la durabilité resteront hors des bilans.
La comptabilité CARE, à l’inverse, fait entrer la Terre dans les comptes.
En rendant calculable la préservation des entités environnementales et humaines, il ouvre la voie à une gestion soutenable fondée sur les relations.
Le Donut nous montre où nous sommes sortis du cercle.
La comptabilité CARE nous apprend comment y revenir — pas en additionnant des indicateurs, mais en refondant la grammaire de nos comptes.
En conclusion
Le Donut mesure les effets du monde que nous avons bâti.
La comptabilité CARE propose de bâtir un monde où ces effets deviennent des obligations.
L’un parle de limites à ne pas franchir,
l’autre de relations à préserver.
Entre le diagnostic global et la méthode locale,
c’est la même intuition qui chemine :
vivre bien, dans les limites de la Terre.
Mais pour y parvenir, il faut un langage commun entre la planète et les bilans.
Le Donut trace le contour du problème.
CARE en rédige la comptabilité.